Exposition des étés 2009 et 2010:
L’émigration aux XVIIe et XVIIIe siècles
Quand il fallait partir chercher du travail ailleurs…
La période la plus intense et la plus féconde de cette émigration savoyarde se développe depuis le milieu du XVIIe siècle jusqu‘au milieu du XVIIIe siècle. Si les premières indications, qui remontent au XIVe siècle, permettent de penser que depuis longtemps déjà, de forts courants d’émigration existaient, ces sources restent trop fragmentaires pour qu’il soit possible de les évaluer. Il faudra attendre le XVIe siècle pour découvrir l’ampleur de ces migrations, lors du recensement de 1561 pour « la gabelle du sel », celui de 1726 pour « la Consigne des mâles » et celui de 1743, pour « la Capitation Espagnole ».
Certes, les premières causes de l’émigration résident dans le déséquilibre entre les récoltes et les besoins alimentaires de la population. La longueur des hivers en altitude, la faiblesse des rendements et l’irrégularité des récoltes obligent, plus qu’en plaine, hommes et jeunes enfants mâles à partir louer leurs bras ailleurs pendant la morte saison agricole.
Les départs avaient lieu aux premières neiges et les retours au printemps, afin d’assurer les travaux des champs et l’inalpage* du bétail (*montée des troupeaux en alpage).
Le départ du Petit Savoyard
Illustration Musée d'Art et d'Histoire de Chambéry
Ces raisons sont particulièrement accentuées avec le « Petit Age glaciaire ». Il sévit dès le début du XIVe siècle jusqu’aux années 1860 et est marqué par trois phases particulièrement virulentes avec enchaînements d’intempéries (inondations, avalanches, crues glacières) : de 1303 à 1380, durant le dernier tiers du XVIe siècle et de 1815 à 1860.
Disettes et épidémies, comme la dernière peste de 1630, constituent également des motifs importants de migration.
Ainsi en hiver, de nombreux montagnards sont contraints à accepter des tâches pénibles et mal payées dans les villes proches du Duché : gagne-deniers, portefaix (porteur de fardeaux), ramoneurs, peigneurs de chanvre...
De la même manière, ces sociétés agro-pastorales de montagne connaissent une émigration, en période estivale et vers des régions proches, de travailleurs agricoles pour les fenaisons, moissons ou gardiennage de troupeaux.
A côté de cette émigration prolétarienne se développe une importante et complexe émigration marchande dont la corporation la plus extraordinaire, par ses nombreux destins de réussite, est incarnée par les colporteurs merciers.
Contrairement aux idées reçues, l’économie des hauts pays alpins n’est pas repliée sur elle-même, mais vit d’une migration qui, dès le XVe siècle, est bien insérée dans l’espace marchand européen.
Précisons ici que les terres de Savoie se trouvent, jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, en position charnière entre les deux grands pôles économiques européens de l’Italie du nord et de l’Allemagne du sud.
Dès le Moyen Age, les travailleurs émigrés des hautes vallées alpines profitent des voies de communication antiques pour s’installer sur les grandes routes du commerce international : celles qui au nord relient Venise à la Baltique et à l’ouest Venise à l’Espagne. Les Savoyards du nord se rendent, quant à eux, dans les places de commerce des plateaux suisses et du Rhin moyen.
Parallèlement, des évènements extérieurs au Duché peuvent influencer ces mouvements de migration. L’un d’entre eux, la Guerre de Trente ans (1618 – 1648) va entraîner une véritable hémorragie démographique en Alsace, Lorraine, Franche-Comté et Allemagne. Ces contrées perdent plus d’un tiers de leur population et leur reconstruction va susciter de nombreux départs de Savoyards, attirés par des avantages fiscaux et des franchises (exonération de certaines taxes).
L’émigration n’est alors plus saisonnière, mais devient temporaire et parfois même définitive.
Au delà des lieux communs, de l’imagerie romantique du « petit ramoneur » ou du « Savoyard en haillons », il y a là un mouvement permanent qui a lancé des milliers de gens sur les routes d’Europe et parfois du monde entier.
Loin de l’image d’Épinal du montagnard rustre, candide autarcique du « bon Sauvage », décrit par les écrivains découvrant les glacières au XVIIIe siècle, il semble que ces qualités d’adaptation, de mobilité sociale et d’intégration, résultent d’une longue tradition d’échanges. Le commerce d’élevage ou de production fromagère pratiqué en montagne de tout temps, nécessite déjà la connaissance des réseaux de ventes, des déplacements fréquents ainsi que des qualités de jugement et de négociation adaptées.
La diversité des négoces aux XVIIe et XVIIIe siècles
Dans ces vastes mouvements migratoires, la volonté d’entreprendre et de réussir différencie les migrants qui se dirigent vers le négoce, de l’émigration prolétarienne.
Le milieu le plus dynamique aux XVIIe et XVIIIe siècles est celui des merciers, qui désigne à la fois les marchands d’articles de textile, de quincaillerie, d’épicerie, de papeterie ou encore d’articles pieux...
Les chaudronniers, magnins (rétameurs), ferblantiers, tous artisans ambulants, forment une seconde catégorie.
Puis apparaissent des négoces plus spécialisés, comme les marchands de graines, peu représentés dans le Haut Faucigny. Tout au bas de l’échelle du commerce, se trouvent les aiguiseurs et rémouleurs dont le statut reste très précaire.
Au XVIIIe siècle, le mouvement migratoire du Duché de Savoie est estimé entre 20 à 30 000 personnes. Ce nombre englobe à la fois?les migrants temporaires, saisonniers et définitifs qui ont cependant conservé des liens avec le pays natal. Il est raisonnable de penser que l‘émigration marchande pouvait représenter environ 15% de ce mouvement migratoire global.
Pour la province du Faucigny, à partir de la fameuse « Consigne des mâles » de 1726, on comptabilise 1200 des 3000 émigrants masculins qui exercent une activité mercantile, soit 40% du total.
En dehors de ces professions de négoce, il serait cependant abusif de conclure que le reste des émigrants est uniquement prolétarien. La réalité est plus complexe. A Lyon par exemple, pôle important de l’immigration savoyarde, les recensements à la fin du XVIe siècle démontrent que la nomenclature des métiers savoyards ne comprend pas moins de 140 états différents. Aux côtés des gagne-deniers, portefaix, domestiques, ouvriers de soierie ou du bâtiment, certains s’établissent à leur propre compte : muletiers, cafetiers, aubergistes...
Illustration Musée d'Art et d'Histoire de Chambéry
Rémouleurs et aiguiseurs
Poussant leurs meules et portant leurs accessoires, souvent accompagnés d’un jeune garçon, ils sont familiers dans les villes et villages d’autrefois. Pour améliorer leurs maigres revenus ils font aussi parfois commerce d’outils tranchants (rasoirs, couteaux, ciseaux…).
Le gros bataillon « d’esmouleurs » savoyards est issu du Chablais et exerce en terre de Savoie, en Suisse, en Alsace-Lorraine ou en Allemagne. Ce sont des gagne-petit et le milieu n’offre guère de possibilité de promotion sociale. Leur migration est plutôt saisonnière et s’exerce dès le mois de décembre jusqu’au début du printemps.
Rémouleurs et aiguiseurs
Poussant leurs meules et portant leurs accessoires, souvent accompagnés d’un jeune garçon, ils sont familiers dans les villes et villages d’autrefois. Pour améliorer leurs maigres revenus ils font aussi parfois commerce d’outils tranchants (rasoirs, couteaux, ciseaux…).
Le gros bataillon « d’esmouleurs » savoyards est issu du Chablais et exerce en terre de Savoie, en Suisse, en Alsace-Lorraine ou en Allemagne. Ce sont des gagne-petit et le milieu n’offre guère de possibilité de promotion sociale. Leur migration est plutôt saisonnière et s’exerce dès le mois de décembre jusqu’au début du printemps.
Les rétameurs
Illustration Musée d'Art et d'Histoire de Chambéry
Merciers
Il s’agit des colporteurs-merciers, du latin « mercator » : marchand. Dès la fin du Moyen Age, la Savoie du nord pratique cette émigration de qualité. Avec certaines parties du Chablais et de la Tarentaise, son foyer principal est le Faucigny (Megevette, Nancy-sur -Cluses, le bassin de Sallanches et le Val Montjoie). Les merciers forment le gros bataillon de l’émigration marchande savoyarde et se livrent uniquement à des activités mercantiles. Ce négoce, enraciné dans des traditions communautaires, est de loin le plus complexe dans son organisation.
La commercialisation de produits fabriqués en Savoie a pu inciter des colporteurs à tenter leur chance hors du Duché. Il en est ainsi pour la production de dentelles du Val d’Arly à base de fil de chanvre, de lin ou de crin de cheval. Mais la plupart du temps, les marchands savoyards commercialisent des produits fabriqués dans les régions où ils négocient. Tout comme les chaudronniers, ils achètent à crédit et déposent leur stock en plusieurs points sur leur itinéraire.
Muni d’un certificat de baptême, pour ne pas être regardé comme un sans-patrie, le « trafiquant » chemine la plupart du temps accompagné d’un fils, d’un frère ou d’un neveu. D’une part pour porter plus de marchandises et d’autre part, pour raison de sécurité, afin d’éviter de se faire dépouiller tout au long des chemins de sa « balle » et de l’argent gagné…
Si pour certains l’émigration est saisonnière durant la période hivernale, cette activité donne lieu à une sédentarisation pour sans doute plus de la moitié d’entre eux. Ils auront réussi, s’installeront sur place, ouvriront commerce et fonderont même une famille. Pour commercer plus efficacement, ils espacent alors petit à petit les retours au pays et, de temporaires, leurs migrations deviennent définitives….
Puissant levier social, l’émigration marchande des merciers aura permis à des milliers de paysans montagnards de sortir de la misère et de connaître parfois des destins éclatants.
Le colporteur
Illustration Musée d'Art et d'Histoire de Chambéry
L’émigration savoyarde au XIXe siècle
Paris, en plein essor industriel attire les expatriés. On y a besoin de main d’œuvre solide pour effectuer les gros travaux et les transformations urbanistiques du Baron Haussmann. Les grands chantiers de construction liés au développement de l’infrastructure industrielle offrent un nouveau modèle de réussite aux jeunes du pays.
Pour la Savoie, la restauration sarde, de 1815 à 1848, est une période de stagnation économique qui ne s’améliorera pas jusqu’en 1860. Parallèlement, entre la fin du XVIIIe et le XIXe siècle, le pays enregistre une forte croissance démographique et compte en 1861 plus de 550 000 âmes.
Il en résulte une recrudescence de l’exode vers la France et plus particulièrement Paris qui devient la ville comptant le plus de Savoyards exilés. Au XIXe siècle, plus de 80% des partants y sont établis (20 000 émigrants en 1834, 42 000 en 1860 et plus de 50 000 au début du XXe siècle). Paris passera ainsi de 670 000 habitants en 1778 à plus d’1 million en 1831 et 1,7 million en 1861.
De fortes colonies existent également à Genève et à Lyon (10 000 émigrés) où les emplois liés au textile et à la soie dominent.
L’émigration du XIXe siècle se prolétarise et la durée des absences tend à s’allonger, pluri annuelle voire définitive. Dans la plupart des villages de montagne, les départs sont nombreux, enlevant jusqu’au tiers de la population masculine.
Partir pour quoi faire ?
Les statistiques de 22 655 passeports délivrés en 1838 pour l’ensemble du Duché donnent le profil social de cette émigration. Outre quelques professions libérales, sont privilégiés les métiers d’employé et de salarié, gage de réussite et de sécurité.
La profession la plus mentionnée est celle de journalier (5000 soit 22%), suivie de celles de portiers et gens de maison (3000 soit 13,2%). Viennent ensuite 2000 ouvriers de fabrique (soit 8,8%) et autant de travailleurs de force (crocheteurs, portefaix, déménageurs, porteurs d’eau, de bois dans les étages, livreurs, et brasseurs de farine, cireurs de parquet, etc.). Sont repérés 1500 (soit 6,6%) commis de boutiques, commissionnaire* , magasiniers et manutentionnaires dont les fameux cols rouges de l’hôtel Drouot. 500 voituriers et cochers de fiacre sont également répertoriés.
Au bas de l’échelle, on retrouve les gagne-deniers, occupés à de menus travaux, et à la limite de la mendicité, 200 joueurs de vielle dans les rues. Les petits ramoneurs au nombre de 400 environ ne représentent que 1 à 2% du contingent annuel de migrants. Médecins, avocats financiers, professeurs ne concernent que 1,5% des migrants.
L’émigration savoyarde du XIXe siècle, à quelques exceptions près, recrute uniformément dans les paroisses du Haut Faucigny.
Les porteurs de farine
Les cafetiers savoyards de Paris
Les métiers de commissionnaires recouvrent au XIXe siècle, de nombreux domaines où le Savoyard agit comme coursier ou porteur. Parmi eux se distinguent les fameux commissionnaires de l’Hôtel Drouot.
Si à cette époque des petits métiers de Paris disparaissent après les événements des deux Guerres Mondiales, ce dernier métier au parfum d’autrefois continue de subsister de nos jours.
Les cols rouges de l’Hôtel Drouot
On les appelle 47, 56, 97, à Drouot, pas de nom, parfois un surnom, mais juste un numéro brodé sur le col rouge de leur veste noire. Ils sont 110 au total. Tous Savoyards, les commissionnaires de l’Hôtel Drouot forment une confrérie unie au parfum d’autrefois. Déménager les lots, les étiqueter, les ranger, les exposer, les présenter en salle, les remballer ou les livrer, les Savoyards de Paris ont la réputation de travailler vite et sans casse, tout en connaissant la culture des styles et des valeurs du marché de l’art...
Les cols rouges de l'Hôtel Drouot